Le texte final du Digital Services Act, dit DSA, destiné à réguler un commerce numérique toujours plus exposé à la contrefaçon et à responsabiliser ses acteurs face à ce fléau, devrait être ratifié d’ici l’été 2022. Pourtant, quelques-unes de ses mesures phares, indispensables au maintien d’une économie pérenne et gages de santé et de sécurité pour les consommateurs, semblent perdre de leur substance. Qu’en est-il ? Le DSA va-t-il réellement réguler la vente de contrefaçons en ligne ?
Il est utile de rappeler que la Directive européenne sur le commerce électronique, adoptée en 2000, était devenue insuffisante pour lutter efficacement contre la contrefaçon dans un contexte profondément modifié par l’apparition de nouveaux services et de nouveaux dangers. En outre, la pandémie de Covid-19, dès les premiers mois de 2020, en profitant au secteur du e-commerce, a conduit simultanément les fraudeurs à inonder sites et plateformes de produits contrefaits. Pour ces raisons, la révision de cette première Directive s’imposait dès novembre 2020 à l’Union européenne afin de garantir une meilleure protection des consommateurs et des ayant-droit sur Internet en élaborant un nouveau texte, le Digital Services Act ou DSA. Mais quelques mois avant l’adoption définitive de celui-ci, le Parlement européen défend une position assez surprenante qui semble ne pas aller suffisamment loin dans le sens de la protection souhaitée, en limitant notamment l’effet de trois mesures phares du projet, d’où une question essentielle : « Le DSA va-t-il réellement réguler la vente de contrefaçons en ligne ? »
Pour en débattre, l’Union des Fabricants a invité les représentants de plusieurs parties prenantes lors d’une table ronde organisée dans le cadre du 26e Forum Européen de la Propriété Intellectuelle : CHANEL pour le secteur du luxe, les Fédérations européennes des industries du Sport et du Jouet et EBRAND France en tant qu’expert en lutte anti-contrefaçon sur Internet d’une part, ainsi que la célèbre plateforme de e-commerce AMAZON d’autre part.
LES TROIS MESURES PHARES DU PROJET
Considérées comme des nécessités absolues pour assurer à tous (marques, titulaires de droit, consommateurs…) un environnement numérique fiable et durable, elles ont pour nom « KYBC », « Trusted flaggers », « Staydown ». Pourtant, le texte voté en janvier 2022 par le Parlement européen en réduirait la portée et l’efficacité. De quoi parle-t-on ? Qu’en pensent les participants ?
1. KYBC ou « Know your business customer » est un protocole conçu dans la droite ligne de l’article 5 de la Directive e-commerce de 2000. Il suppose la connaissance obligatoire, par toute entité commerciale présente sur Internet, de la véritable identité de ses vendeurs professionnels afin d’empêcher ces derniers de fournir des informations erronées (faux noms, fausses adresses, etc.), le plus souvent non vérifiées. Or, le Parlement vient de limiter cette obligation de vérification d’identité aux seules places de marché, à l’exclusion de tout autre service en ligne : une position incompréhensible pour les ayant-droit et leurs représentants. Lars Vogt (Industrie du Jouet) et Youri Mercier (Industrie du Sport) considèrent en effet que le champ du KYBC devrait être étendu à d’autres acteurs, notamment les réseaux sociaux, afin de mieux identifier et tracer les vendeurs en ligne et ainsi éviter la prolifération sur le Net de jouets et d’articles de sport contrefaits et potentiellement dangereux.
2. Le statut de « Trusted flaggers » ou « signaleurs de confiance » reste, en l’état actuel du texte, réservé uniquement aux organisations représentant des intérêts collectifs. Le Parlement a en effet refusé d’accorder ce statut aux titulaires de droits et aux entreprises fabricantes qui sont pourtant les seuls à pouvoir, avec certitude, authentifier leurs produits ou services et détecter rapidement les contenus illicites, souligne Yves-Alain Sauvage (CHANEL). Là encore, ce refus suscite l’incompréhension : quand il s’agit de retirer des contenus illégaux et empêcher les consommateurs d’y accéder, le temps est un facteur déterminant, rappelle Youri Mercier. Or, si on se conforme au texte tel qu’il est énoncé, seule une entité comme l’Unifab pourrait remplir le rôle de « signaleur de confiance », mais une marque, non. L’ajout de cet intermédiaire inutile ralentit le processus de lutte anti-contrefaçon et en augmente le coût.
3. L’obligation de « Staydown » (temps d’arrêt), destinée à suspendre durablement des contenus signalés et identifiés comme illicites afin d’en éviter la réapparition quasi instantanée, vient également d’être rejetée par le Parlement européen. Consternation ! Cela revient, dit Pierre Berecz (EBRAND), à mettre l’ayant-droit dans la position d’un skieur nu face à une, voire plusieurs avalanches en même temps. Cette mesure est la porte ouverte aux contrevenants qui ne manqueront pas d’en profiter au détriment de la santé des consommateurs. Elle transforme en cauchemar le quotidien des marques et des fabricants en augmentant considérablement leur charge de travail et leur fait supporter le coût des multiples démarches nécessaires pour faire retirer un contenu illicite. AMAZON même, de l’aveu de Claudio Bergonzi, malgré les progrès obtenus grâce aux différents dispositifs mis en place ces dernières années, tels les projets « Zéro » et « Transparency », ne parvient pas à empêcher la réapparition de contenus déjà retirés. Quelques minutes suffisent aux fraudeurs pour les répliquer n’importe où ailleurs !
CONCLUSION
Si tous les participants approuvent le projet du DSA, ils en déplorent cependant la « timidité ». Ce texte, censé établir les bases d’une confiance réciproque entre les consommateurs, les marques et les plateformes de vente, ne va pas assez loin. Surtout, les règles qui seront adoptées ne doivent pas reposer uniquement sur le bon vouloir des plateformes, notamment les plus petites, moins organisées que celles du type Amazon. Les prochaines étapes seront donc déterminantes.
Après un premier texte adopté par la Commission européenne, une autre version assez similaire a été votée par le Parlement européen. La phase de « trilogue », qui vient de s’enclencher entre la Commission européenne, le Parlement et le Conseil de l’Union européenne, devrait permettre de finaliser le Digital Services Act, malgré les difficultés qu’auront les trois institutions à s’entendre sur la sévérité du texte. Fin juin 2022 ?
Par Raphaël TESSIER et Sophie AUDOUSSET pour EBRAND France