Que se passe-t-il lorsque les codes graphiques d’un produit suggèrent l’appartenance à une marque de luxe sans tout à fait lui ressembler ? Est-ce une copie ? Une imitation ? Une contrefaçon ? Ou est-ce un produit suffisamment distinctif pour être considérée par le législateur comme un original ? C’est ce qu’illustre la récente affaire GUCCI que nous vous proposons d’analyser ci-après pour comprendre comment il est possible de surfer aux limites de la légalité.
L’emploi d’un vocabulaire précis pour notre propos est indispensable, aussi permettons-nous de rappeler ci-dessous la signification de certains termes et la distinction juridique qu’il convient de faire entre eux. Notons que nous ne parlerons ici que de définitions susceptibles de s’appliquer au sujet qui nous préoccupe, à savoir celui de l’imitation. Par exemple, le mot « original » peut qualifier une personne singulière, voire bizarre, une signification qui ne peut être retenue ici. Voyons quels sont ces termes :
1) L’original :
Ce substantif désigne un ouvrage premier émanant de la main de l’homme (document, manuscrit, œuvre d’art..), dont il peut être fait des reproductions ou des traductions – on parle dans ce cas de « copies conformes à l’original ». Celles-ci sont alors autorisées (par l’auteur, ses héritiers…) et parfaitement légales. Les synonymes les plus courants du mot « original » sont « modèle », « archétype », « prototype », « source » et, en droit, les mots « manuscrit » et « minute » (dictionnaire Le Robert).
2) La copie :
Elle s’entend comme une reproduction fidèle de l’original, exécutée sans intention frauduleuse, par exemple un double, un duplicata ou, en informatique, une copie de sauvegarde ou une capture d’écran, etc. Citons pour synonymes du mot « copie » : double, fac-similé, réplique, voire clone.
À noter que la copie d’une œuvre d’art qui sortirait du domaine privé pour être commercialisée doit être exécutée dans des dimensions différentes de celles de l’original.
3) L’imitation :
L’imitation est l’utilisation d’un signe identique ou similaire à une marque bénéficiant d’une renommée, dans le but d’en tirer profit ou de porter préjudice à la marque. Elle peut éventuellement comporter une part d’interprétation, celle d’une œuvre ou d’un style (musical, par exemple). Il peut en résulter certaines difficultés lorsqu’il s’agit d’apprécier l’authenticité d’un bien. Ce substantif est souvent employé comme synonyme du mot « copie ».
4) La contrefaçon et le faux :
Ce sont deux mots indifféremment utilisés dans le langage courant pour désigner des pratiques illégales destinées à tromper le consommateur et tirer profit de la vente d’un bien ou d’un produit contrefait. Ces pratiques constituent des délits et, à ce titre, sont passibles de poursuites.
Pourtant, nous oublions ces différences que nous connaissons tous lorsque nous repérons, en boutique ou sur la toile, un bien qui nous plaît. S’il s’agit d’un produit de luxe, l’émotion et la tentation qui peuvent survenir prennent alors le pas sur toute autre réflexion et nous oublions que ce que nous avons vu pourrait être une contrefaçon. Les fraudeurs le savent bien et jouent de cette perception erronée du consommateur, comme nous avons déjà pu l’observer en ce qui concerne les noms de domaine, notamment avec la pratique de l’homoglyphie. L’affaire GUCCI est à cet égard exemplaire.
GUCCI OR NOT GUCCI ?
On dirait un Gucci mais ce n’est pas un Gucci ! Si une telle phrase peut évoquer, pour certains d’entre nous, un slogan publicitaire célèbre des années 1980, à savoir « Canada Dry est doré comme l’alcool, son nom sonne comme un nom d’alcool… mais ce n’est pas de l’alcool », la comparaison devrait s’arrêter là. À ceci près qu’en français, l’expression « Canada Dry » a été adoptée comme adjectif pour qualifier « une chose ou une personne qui a l’apparence de ce qu’elle prétend être sans en avoir les qualités ». Or, cette apparence trompeuse n’a pas été reconnue dans l’affaire opposant GUCCI à la marque japonaise « CUGGL ». Qu’en est-il donc ?
Les faits
Le 6 octobre 2020, un individu dépose à l’Office japonais des brevets (JPO) une demande d’enregistrement de la marque « CUGGL » avec une ligne peinte à la main en rose. Cette marque doit être utilisée sur des vêtements, chaussures, couvre-chefs et autres habits de la classe 25 selon la classification japonaise.
Après examen, le JPO accorde la protection de l’Office à la marque figurative « CUGGL » et l’enregistre sous le numéro 6384970. Le 25 mai 2021, cet enregistrement est publié au Journal officiel et, dès lors, des oppositions peuvent être présentées par des tiers dans un délai de deux mois.
Le 26 juillet 2021, GUCCI, maison italienne de mode de luxe, dépose une opposition auprès du JPO, en faisant valoir que la marque « CUGGL » devrait être annulée pour violation de l’article 4(1)(vii), (xv), et (xix) de la loi sur les marques en raison de la similarité et du risque de confusion possible avec la célèbre marque de mode « GUCCI ».
GUCCI justifie sa plainte en affirmant que la marque « CUGGL » à laquelle elle s’oppose a été demandée avec l’intention malveillante de profiter de la clientèle et de la réputation de GUCCI en cachant la partie inférieure du terme « CUGGL » par une ligne peinte en rose. En dissimulant une partie du nom, cette ligne serait de nature à tromper les consommateurs qui pourraient la confondre avec la marque GUCCI. Le titulaire de la marque « CUGGL » fait en effet la promotion de tee-shirts où cette fameuse ligne rose empêche de voir le nom « CUGGL » en entier.
L’examen de la plainte
Si la Commission d’Opposition du JPO admet un degré remarquable de popularité et de réputation de la marque « GUCCI », elle ne trouve cependant pas de ressemblance entre « GUCCI » et « CUGGL » d’un point de vue visuel, phonétique et conceptuel. Elle n’a donc aucune raison de croire que les consommateurs concernés pourraient confondre les produits marqués « CUGGL » avec ceux de la marque opposée, à savoir « GUCCI », ou toute entité qui lui serait liée.
Selon la Commission, ce faible degré de similarité entre les deux marques et le risque de confusion peu probable ne lui permettent pas de trouver de motif raisonnable et suffisant pour admettre que le demandeur (« CUGGL ») avait une intention malveillante, à savoir nuire à l’opposant « GUCCI » en profitant de sa clientèle et de sa réputation.
Le rejet de la plainte
Le 12 juillet 2022, sur la base de ce qui précède, l’Office japonais des brevets rejette l’opposition formulée par la maison de mode italienne GUCCI contre l’enregistrement n° 6384970 de la marque japonaise « CUGGL » avec une ligne peinte à la main en rose, en concluant à l’absence de risque de confusion avec la célèbre marque de mode « GUCCI » et en déclarant valide la marque « CUGGL ».
QUAND LE CERVEAU NOUS TROMPE
Cette décision, semble-t-il, résulte d’une trop grande confiance dans la capacité des consommateurs à distinguer le vrai du faux ou, du moins, de la méconnaissance du fonctionnement de notre cerveau, notamment lors d’une lecture rapide. En effet, quand l’œil découvre un texte, il ne fait que parcourir celui-ci, comme le fait un scanner, afin de trouver les formes et indices qui permettront au cerveau droit, intuitif et global, de collecter les informations qu’il enverra ensuite au cerveau gauche, logique et séquentiel, pour analyse et lecture finale. C’est ce cerveau droit qui, en procédant par ressemblance et comparaison avec des objets similaires déjà connus, est susceptible de nous induire en erreur.
Et c’est ce que confirme l’étude de l’université de Cambridge, qiu a démontré que l’on puet sans pèmroble lire un txete dont les leetrts sont dnas le dérorsde puor peu que la prermieèe et la dèrriene letret de chuqae mot retnest à la bnone pacle. Ccei mntore que le creaveu ne lit pas tteous les letrets mais pnerd le mot cmome un tuot.
Imaginez que cette expérience s’applique à un message ou un nom écrit sur un tee-shirt : le cerveau ne percevra ni une inversion de lettres ni la substitution d’une lettre par une autre.
Imaginez maintenant que ne soit inscrite sur le tee-shirt que la partie supérieure des lettres : le cerveau complètera automatiquement les éléments manquants par rapport à son référentiel connu et prendra involontairement un nom pour un autre, comme ici « GUCCI » à la place de « CUGGL ».
UN PROCÉDÉ DÉCLINABLE À L’INFINI
On a coutume de dire que « les contrefacteurs sont très malins ». Nous en avons ici la démonstration. Et le procédé est déclinable à l’infini, comme le montrent ci-dessous les autres demandes d’enregistrement de ce même titulaire « imaginatif ». Nous vous laissons deviner à quelles marques de luxe il est fait référence…
CONSEIL D’EXPERT
Malheureusement, en rejetant la plainte de GUCCI, la Commission d’opposition du JPO n’a pas tenu compte du risque de confusion possible comme nous l’avons démontré ci-dessus. Un risque pourtant connu de longue date dans le secteur des noms de domaine.
En effet, de nombreuses marques, telles Air France, Ikea, Nike… en ont déjà fait les frais, comme nous le relations dans un précédent article consacré aux homoglyphes, ces caractères différents qui se substituent à d’autres au sein d’un nom de domaine pour induire le lecteur/consommateur en erreur et le mener vers un faux site Web marchand.
S’il est évidemment très difficile de déceler sur Internet une imitation comme celle que suggère le cas GUCCI, notamment lorsque des éléments graphiques y sont ajoutés, il est cependant possible de circonscrire les risques en réalisant une étude des variations d’une marque. Celle-ci vise notamment à générer toutes les variantes typographiques possibles en imaginant les combinaisons que pourraient utiliser les fraudeurs (inversion de lettres, par exemple) pour tromper visuellement les internautes, chaque combinaison devant être considérée comme une faille potentielle. C’est la surveillance de ces combinaisons qui, appliquée aux noms de domaine, permet d’identifier les usurpations.
Par Raphaël TESSIER et Sophie Audousset pour EBRAND France.